Il arrive parfois que des épisodes mineurs dans leur forme, mais symboliques dans leur retentissement, nous interrogent sur l’état profond de nos institutions. Non pas pour entretenir la polémique, mais pour réexaminer les fondations silencieuses de notre vie républicaine. La controverse suscitée récemment autour de certaines déclarations publiques adressées aux plus hautes autorités de l’État n’est, à mes yeux, ni un fait isolé ni une simple maladresse. Elle révèle une tension plus large : celle qui oppose l’expression spontanée au langage codifié de l’État, l’urgence médiatique à la continuité républicaine.
Ce qui est en jeu, ce n’est pas tant la liberté d’opinion acquise, essentielle, et non négociable que la manière dont les fonctions régaliennes sont regardées, évoquées, parfois même traitées dans l’espace public. Or, en République, la manière de dire engage autant que ce qui est dit. C’est là que le Protocole entre en scène : non comme un apparat, mais comme la grammaire silencieuse de l’État, celle qui ordonne le visible pour rappeler l’invisible.
J’ai servi pendant de nombreuses années au sein du protocole d’État. J’ai appris que le détail n’est jamais anodin, que le placement d’un fauteuil, la gestion d’un silence, l’ordonnencement des pas, l’ordre des prises de parole etc traduisent des équilibres bien plus profonds qu’il n’y paraît. Le Protocole ne sacralise pas des individus, il protège la fonction, il honore l’institution. Il ne fige pas la République, il la fait respirer avec dignité.
Je me souviens encore avec émotion de la rigueur tranquille et de la discrétion magistrale de Monsieur Bruno Diatta, auprès de qui j’ai eu l’honneur d’apprendre mon art. Il incarnait ce que le protocole peut produire de plus noble : une autorité sans tapage, une présence sans ostentation, un sens aigu du service républicain. À travers lui, c’est toute une conception de l’État qui se déployait, celle d’un État stable, digne, et respectueux de lui-même.
C’est pourquoi il me semble important de rappeler que le respect des formes institutionnelles n’est pas une exigence accessoire, mais un signe de maturité démocratique. Ce que nous appelons Protocole est en réalité une pédagogie de la République : elle enseigne la retenue, la justesse, le respect mutuel non pour restreindre les critiques, mais pour que celles-ci soient formulées avec la hauteur qu’exige la fonction.
Cela vaut pour tous. Mais il me semble que cela vaut d’abord et surtout pour les femmes et les hommes qui incarnent les plus hautes responsabilités de l’État. Car la République ne se construit pas seulement sur des discours : elle se manifeste d’abord dans des gestes, des attitudes, des détails qui, mis bout à bout, forment la perception que les citoyens ont de leur propre pays.
Je ne m’inquiète pas de la vigueur du débat sénégalais. Elle est saine, et même précieuse. Ce qui m’interpelle davantage, peut-être par déformation, c’est la manière parfois légère, voire désinvolte, dont nous abordons certaines fonctions publiques, comme si leur portée symbolique dépendait exclusivement de la personnalité de ceux qui les occupent. Il arrive que, dans le rythme effréné du quotidien politique, on oublie que ces fonctions aussi humaines soient-elles portent une mémoire, une autorité, une continuité qu’il nous revient de préserver. Elles sont des repères dans un monde mouvant. Et lorsqu’on en altère les formes, même de manière non intentionnelle, c’est la lisibilité de l’État que l’on fragilise, doucement mais sûrement.
Il ne s’agit pas ici de pointer du doigt ni de distribuer des blâmes, mais d’inviter à une prise de conscience collective. Le Protocole ne s’improvise pas. Il ne s’écrit pas sur le ton du moment. Il est fruit de rigueur, de transmission, d’écoute des usages et des hiérarchies légitimes. Il constitue un levier discret mais essentiel pour restaurer la confiance dans l’action publique.
C’est dans cet esprit que je plaide pour une revalorisation lucide du Protocole d’État. Une revalorisation qui suppose à la fois formation, coordination, exigence, et humilité. Il ne s’agit pas de renouer avec une forme de solennité dépassée, mais de retrouver le goût du sérieux dans la représentation républicaine. Cela passe par des gestes simples : une cérémonie bien préparée, un accueil ordonné, une préséance respectée, une parole maîtrisée.
Le protocole, bien compris, est une école d’État. Il donne à la République une respiration mesurée, à la démocratie un rythme, à l’autorité une élégance. Ce que nous y mettons en scène, ce n’est pas la domination d’un pouvoir ou la vanité d’un titre, mais la majesté de l’intérêt général.
Et dans une période où notre pays aspire à consolider son projet démocratique, où chaque signe, chaque mot, chaque geste peut être interprété, le respect des formes républicaines est peut-être l’un des chemins les plus sûrs vers une gouvernance apaisée et lisible.
Nene Coumba Touré
Anciennement agent du Protocole
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