L’ancien ministre Babacar Gaye a adressé, ce lundi 20 octobre 2025, une lettre ouverte au Ministre de l’Intérieur, Mouhammadou Bamba Cissé. Dans sa tribune intitulée « Une République, deux trottoirs ! », il dénonce une « injustice flagrante » dans la politique de désengorgement des artères de la Capitale, Dakar.
Le texte in extenso
Objet : Une République, deux trottoirs !
Monsieur le Ministre,
Votre politique de désengorgement des artères de la Capitale mérite d’être saluée. Elle répond à une exigence de modernité urbaine, de sécurité publique et de respect de la loi. Les citoyens constatent avec satisfaction le retour progressif de la fluidité dans certaines zones longtemps envahies par le désordre et les occupations anarchiques.
Mais, il subsiste une injustice flagrante dans la manière dont cette politique s’applique. Dans les quartiers populaires, les tabliers, gargotiers et petits commerçants sont systématiquement déguerpis, souvent sans solution alternative. Pendant ce temps, dans les quartiers résidentiels de Fann, Mermoz, Point E Sacré-Cœur, Liberté, Dieuppeul, Derklé, ou le long de la VDN, la loi semble perdre de sa vigueur. Là, une classe moyenne et des propriétaires fortunés érigent dans le domaine public des restaurants, des fast-foods, clôtures, des parkings privés, parfois des blocs de béton ou des commerces de véhicules qui gênent la circulation et mettent en danger les piétons
Mais à mesure que les bulldozers et les marteaux-piqueurs s’acharnent sur les cantines et les états des petits vendeurs, les fleurs poussent impunément dans les jardins devant les villas des intouchables. À croire qu’il y a, dans ce pays, deux lois pour une seule République : celle des pauvres qu’on déguerpit à l’aube, et celle des riches qu’on fait semblant d’ignorer au crépuscule.
Partout à Dakar, la voie publique est devenue le prolongement des jardins privés et un dépotoir de véhicules usagés du monde. Des trottoirs et espaces publics transformés en parkings, des murets posés sur la chaussée, des chaînes entre deux blocs de béton érigés comme des frontières à ne pas franchir par les riverains ; tout cela au nom de la “sécurité” de ceux qui s’arrogent le droit d’occuper ce qui appartient à tous. Pendant ce temps, le petit gargotier, le vendeur de beignets ou la tablière qui nourrissent des familles appauvries par les errements d’un gouvernement incompétent, sont traités comme des délinquants urbains.
Pourtant, dans beaucoup de pays africains que j’ai visités, les vendeurs de véhicules d’occasion s’installent le long des axes autoroutiers en dehors des agglomérations. Qu’attend l’État pour les sortir de nos boulevards, avenues et espaces publics ?
Monsieur le Ministre, la République ne peut pas avoir des trottoirs pour les riches et des caniveaux pour les laissés-pour-compte des quartiers populaires. Le domaine public n’est pas un privilège de caste, c’est le dernier bien commun des citoyens. En effet, si elle veut être légitime et inspirer le respect, la loi doit commencer par s’appliquer là où l’abus est le plus ostentatoire.
Les maires complices, silencieux, aveugles ou intéressés doivent être rappelés à l’ordre. On ne peut pas verdir l’injustice en plantant des palmiers dans la rue, et construire des excroissances surélevées au-delà des limites de la propriété privée. Le désordre urbain n’a pas de couleur politique, mais il a souvent une odeur d’argent et de passe-droit.
Monsieur le Ministre, poursuivez votre œuvre. Mais faites-le avec discernement et sans rigueur sélective jusqu’au bout. Le Sénégal n’a pas besoin d’un État fort contre les faibles, mais d’un État juste pour tous.
Car, la République n’a pas vocation à devenir un royaume de bornes en fers enchaînés, d’encombrements tolérés et de privilèges en béton et en fleurs.
Certes la capitale doit redevenir un bien commun, ordonné, fluide, accessible à tous. Mais c’est dans l’équité que votre politique de désengorgement sera pleinement légitime et saluée par l’ensemble des citoyens.
Avec la franchise d’un citoyen libre et le respect dû à la loi, qui réclame un trottoir de justice, pas un boulevard d’inégalités, je vous prie de croire, Monsieur le Maire, à l’expression de mes sentiments républicains.
Saa Balaŋaar
Babacar Gaye
Senegal7
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