«L’IA, ce n’est pas dans cinq ans qu’il faut [s’en occuper], c’est maintenant», déclare Philippe Bourque, musicien et ingénieur en informatique.
Avec la précarité financière dans laquelle se trouvent bons nombre d’artistes, il croit qu’il est d’autant plus important de réfléchir à la place qu’on veut donner à cet outil dans l’industrie de la musique.
Car, malgré toutes les craintes et les enjeux qu’elle soulève, l’IA a le potentiel d’aider à réduire les coûts de production pour les artistes.
En fait, comme l’a mentionné Ariane Moffat en entrevue avec Le Journal de Montréal, des assistants IA sont déjà intégrés à plusieurs programmes qu’utilisent les artistes pour créer de la musique.
«Ces outils-là ne vont pas disparaître et les artistes vont les utiliser», insiste l’auteur-compositeur-interprète Samuel Wagner, qui est autant curieux qu’inquiet face à cette technologie.
Une expérience
«On ne savait pas exactement comment l’industrie allait réagir, alors on voulait tester la machine», explique Samuel Wagner au sujet de leur album coréalisé avec IA.
Peu de temps avant la sortie de La terrible beauté du monde le 28 mars dernier, une chanson produite par IA et attribuée à une personne qui n’existe pas, Océanne Chamberland, a réussi à faire son chemin jusque sur les ondes d’une radio communautaire du Nouveau-Brunswick.
Contrairement à ce cas de figure, la démarche du duo est totalement transparente. Ils ne cherchent pas à tromper le public ni l’industrie et affichent clairement leur produit pour ce qu’il est.
Les paroles des chansons, affirment-ils, ont été écrites par une vraie personne. Cependant, on doit les croire sur parole puisque l’autrice qui se cache sous le pseudonyme Insuula désire garder l’anonymat.
«Elle avait une série de textes qu’elle voulait mettre en musique. Ce n’était pas une musicienne ni une chanteuse. Ce qu’elle voulait dès le départ, c’était de la musique assez populaire, assez champ gauche aussi, pas nécessairement très commerciale… surtout, ce qui était très important pour elle, c’était d’avoir un collectif de chanteurs-chanteuses. Elle voulait vraiment une pluralité de voix», explique Philippe Bourque.
Les différentes voix qu’on entend sur l’album, tout comme les instruments, sont générées par IA.
Le duo a eu l’idée d’utiliser le logiciel Suno après avoir constaté les possibilités qu’offrait la plus récente mise à jour de cette IA de création musicale.
«Quand on a mis les textes d’Insuula dans la machine, on a fait: “Ok! Il y a quelque chose là.” De un, ça donnait une autre dimension à ces textes. Puis, on trouvait qu’il y avait une valeur artistique là-dedans. Mais aussi, on s’est dit, qu’est-ce qui se passe si on commercialise ça?» raconte Samuel Wagner.
«Des outils comme Suno, c’est écrit dans les conditions, si tu es un utilisateur payant, tu as tous les droits sur les bandes maîtresses, tu peux commercialiser ça», ajoute-t-il.
Trois semaines après la sortie de l’album, aucune station de radio n’a voulu jouer les chansons produites par IA. Elles ont également été exclues des listes de lecture et des plateformes de l’ADISQ et MUSIQC.
«C’est correct d’être refusé par l’ADISQ, mais il est où le règlement?» demande Philippe Bourque.
L’ADISQ confirme qu’aucune politique écrite n’existe actuellement sur le sujet.
En démonisant l’utilisation de l’IA plutôt qu’en l’encadrant, le duo croit que les artistes vont tout de même l’utiliser, mais sans le déclarer. Ce qui représente, selon eux, un danger encore plus grand.
Du côté du Canada anglais, les prix JUNO se sont dotés d’une politique concernant l’IA qui mentionne que: «des éléments d’IA peuvent être utilisés dans les projets éligibles, mais ils ne peuvent pas en être la seule ou la principale composante. L’être humain doit être le principal contributeur créatif de l’œuvre soumise.»
Suivant le scandale de l’affaire Océanne Chamberland et l’arrivée de La terrible beauté du monde, la plateforme 45tours a récemment créé la catégorie «Intelligence artificielle» pour accueillir ce type de production.
Le duo remarque que, ce qui dérange, est l’impression que l’IA aurait volé des contrats à des vrais musiciens. Mais qu’en est-il du travail de l’autrice? se demandent-ils.
Un sujet en constante évolution
Les artistes ont signé avec Warner Music pour distribuer cet album. Ironiquement, la maison de disque a entamé en 2024, aux côtés d’autres acteurs de l’industrie, une poursuite contre Suno et d’autres IA du genre.
On leur reproche essentiellement de s’être entraînés en consommant la musique produite par de vraies personnes sans payer les redevances.
Les propriétaires de ces IA invoquent pour se défendre le fair use, c’est-à-dire qu’ils font un usage juste des documents utilisés pour entraîner leur technologie qu’ils comparent essentiellement à un étudiant qui lirait tous les livres d’une bibliothèque pour ensuite écrire son propre livre.
«Dans les sociétés de gestion de droits, en ce moment, on tombe dans la même case qu’un DJ ou un producteur de musique électronique qui va utiliser des ordinateurs pour faire du beat», explique Samuel Wagner.
Lui et son complice voient un certain parallèle entre l’apparition de l’IA aujourd’hui et celle de l’échantillonnage (sampling) au XXe siècle.
Stratagème, extrait de l’album La terrible beauté du monde d’Insuula, coréalisé par Samuel Wagner et Philippe Bourque.
(Vidéoclip réalisé par Philippe Bourque, coréalisateur de l’album La terrible beauté du monde d’Insuula.)
Warner Music est au courant que leur album est réalisé avec Suno. C’était d’ailleurs la première fois que l’étiquette accueillait ce genre de produit… à leur connaissance. Et ce n’est peut-être qu’un début.
Via un partenariat avec Amazon, Suno est maintenant intégré à la plus récente version d’Alexa déployé en février dernier, Alexa+.
Pour le duo de Québec, les chamboulements amenés par l’IA mettent en lumière l’incapacité du système actuel à protéger les droits des artistes et, à travers cela, amène une remise en question plus générale du modèle d’affaires proposé par l’industrie la musique.
«Ces outils qu’on a pris depuis 25 ans pour essayer de sauver l’industrie dans le milieu numérique, non seulement ça ne marchera pas, mais ça n’a pas marché depuis 25 ans. On a réussi à aller chercher des petites miettes», conclut Philippe Bourque.
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