Certains y verront une simple anecdote inintéressante pour M. et Mme Tout-le-Monde, d’autres, une preuve supplémentaire que l’industrie médiatique se regarde un peu trop le nombril. Il y a peut-être un peu de cela, mais cet incident encapsule aussi notre époque de post-vérité et met en lumière les risques de flouter les frontières entre information et militance.
Pour ceux qui n’ont pas suivi l’affaire, il faut savoir qu’il y a une tradition consistant à faire défiler les leaders à tour de rôle après les débats pour qu’ils discutent de leur performance avec les journalistes y ayant assisté.
C’est une sorte d’après-match politique. Celui de mercredi a été bousculé par la présence des employés de Rebel News qui ont accaparé quatre questions. Seuls CBC/SRC a eu droit à autant. Tous les autres en ont eu, au mieux, une seule chacun.
Le lendemain, les esprits se sont échauffés et un journaliste a pris à partie Ezra Levant, le fondateur de Rebel News. D’où l’annulation de l’exercice.
Le journaliste accusateur avait raison: Rebel News n’est pas un média, malgré ce que son nom laisse entendre.
Son problème n’est pas qu’il soit (très) à droite. Personne ne conteste que le National Post et les journaux Sun, bien que penchant à droite, sont des médias légitimes. Mais le journalisme commande un minimum d’honnêteté intellectuelle, de souci d’équité, de rigueur, de respect des faits et un engagement à rester en marge des événements. Tout cela fait défaut à Rebel News.
Ezra Levant est depuis toujours proche des milieux conservateurs. Il a été directeur des communications du chef allianciste Stockwell Day.
En 2001, lorsque Preston Manning annonce sa retraite politique, il réussit à se faire désigner candidat pour le remplacer, en prenant le contrôle de l’association locale grâce à l’aide d’un certain Pierre Poilievre. Manque de pot, Stephen Harper devenu chef veut faire son entrée au Parlement et lui demande de céder sa place. Ezra Levant finira par accepter à contre-cœur. Il ne sera jamais élu aux Communes.
Ezra Levant participe ensuite à l’aventure Sun News Network, ce Fox News du Nord que Québecor voulait implanter. Le réseau multiplie les coups d’éclats pour choquer et contredire tout le monde.
Lors du Jour de la Terre, par exemple, les animateurs s’amusent à actionner les appareils les plus énergivores, l’un d’eux se séchant les cheveux en direct. Ezra Levant, lui, empoigne une scie à chaîne et tronçonne une plante empotée. Elon Musk n’a rien inventé.
Ezra Levant découvre ensuite qu’il y a bien plus de potentiel à titiller la colère de droite sur Internet. Rebel News voit le jour, avec un modèle d’affaires simple: diffuser les opinions les plus clivantes puis inviter les gens «pompés» à casquer. Tout ce qui n’est pas résolument pro-pétrole, anti-média, pro-conservateur et anti-islam est attaqué.
Rachel Notley, la première ministre néodémocrate d’Alberta, se méritera des «lock her up» imprimés sur des t-shirts vendus par Rebel News. Une journaliste qui dira avoir été menacée lors d’un rallye anti-Notley organisé par Rebel News (!) deviendra la cible d’une vaste campagne de dénigrement. Ezra Levant crée des sites Web portant son nom et y publie des diatribes contre la jeune femme démolie.
Les médias ont tous des biais. Mais aucun média qui se respecte n’imprime des t-shirts anti-Ford, n’organise des manifestations anti-Legault ou n’invite ses lecteurs à financer Québec Solidaire.
Rebel News est même enregistré comme tiers auprès d’Élections Canada, ce qui signifie qu’il paye pour influencer le vote. Il a dépensé à date 8000 $ pour des services téléphoniques de contact des électeurs. Son groupe associé, ForCanada, a dépensé plus de 182 000 $ pour faire circuler des camions afficheurs arborant des messages anti-Mark Carney.
Au moins il respecte maintenant la loi. En janvier, il a été reconnu coupable par la Cour fédérale d’appel d’avoir enfreint la Loi électorale en 2019. Il avait publié un livre à charge, The Libranos: What the media won’t tell you about Justin Trudeau’s corruption, et les affiches l’annonçant ont été considérées comme des dépenses électorales qui auraient dû être déclarées.
Non, Rebel News n’est pas un média. C’est un organe militant qui emprunte les codes journalistiques pour tromper le public.
Un peu de notre faute
La Commission des débats des chefs dit qu’elle n’avait pas le choix d’autoriser Rebel News à assister aux débats cette semaine car ses deux précédentes tentatives de l’exclure, en 2019 et 2021, ont été invalidées par une injonction obtenue dans l’urgence.
Sauf que la Commission aurait pu, après 2021, loger une requête pour trancher la question sur le fond. Elle ne l’a pas fait.
Elle a raté une belle occasion de prouver sa raison d’être. Dommage que Mark Carney ait dit vendredi qu’il voyait «un avantage» à cette Commission.
Une fois dit tout cela, les médias doivent entamer un examen de conscience. Tous les jours, on voit sur les plateaux de télévision des journalistes de carrière parler comme à des égaux avec d’anciens stratèges politiques recyclés en analystes.
Des journalistes empruntent des portes de plus en plus tournantes entre salle de presse et Parlement. Des élus démissionnent et obtiennent dès le lendemain des tribunes depuis lesquelles ils commentent la course à leur propre succession, critiquent un ancien collègue ou tapent sur celui qui était, hier encore, leur rival.
Chaque jour les frontières entre journalisme et activités de persuasion sont brouillées. C’est ironique, sachant que les médias sont les premiers à réclamer plus d’étanchéité quand des élus se recyclent un peu trop vite en lobbyistes…
Pendant ce temps, sur le continent plastique
On ne peut terminer cette chronique sans attirer l’attention sur la promesse faite vendredi par Pierre Poilievre de renverser l’interdiction des plastiques à usage unique (pailles, brasseurs à café, ustensiles, etc.) et d’abolir les cibles de réduction de l’emballage plastique alimentaire.
Le chef conservateur a débité des statistiques sur les emplois qui seraient perdus. Il en veut pour preuve l’usine de recyclage qu’il visitait et qui ne recevait malheureusement plus les sacs d’épicerie d’antan. Selon lui, ces objectifs de réduction participent d’une «idéologie environnementale radicale».
Brandissant un pain tranché commercial, il a demandé: «On va préserver ça comment si on n’a pas de plastique pour la préservation? Le pain va [moisir] plus rapidement, il va coûter plus cher.»
Il a soutenu que seulement 1 % des déchets plastiques canadiens finissent dans l’environnement. L’île de plastique de 1,6 million de kilomètres carrés qui flotte dans le Pacifique? Pas notre problème.
«Les 99 % restants sont éliminés en toute sécurité, souvent recyclés, mais les libéraux s’en foutent parce qu’il ne s’agit pas de science, mais de symbolisme et de contrôle. Ils ne sauvent pas la planète, ils punissent tout le monde pour se sentir mieux.» Et tant pis si une récente étude démontre que les cerveaux humains contiennent de plus en plus de particules de plastique et qu’il y aurait une corrélation avec l’Alzheimer.
Le Toronto Star a mis la main sur un document interne du Parti conservateur expliquant aux troupes comment faire en sorte que les comités parlementaires — où sont étudiés les projets de loi — deviennent des «chambres de torture» et des «générateurs de contenu pour les réseaux sociaux».
On donne en exemple une réunion où un témoin a soutenu que certains plastiques étaient toxiques. Pierre Poilievre aurait soulevé un point d’ordre pour souligner que si les plastiques étaient interdits, les réunions comme celle-ci n’auraient plus lieu parce que les écouteurs utilisés sont de cette matière. Il faisait son rebelle… du plastique.
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