On ne peut raconter l’histoire des jeux de société de la Belle Province sans mentionner le parcours de Sophie Gravel. Née au Manitoba de parents militaires, elle a habité quelques années à Québec et à Lévis (Charny), avant de poursuivre des études en économie à l’Université de Sherbrooke.
Après des stages à l’étranger (à Bogota et à Paris) et des contrats d’exportation en Amérique latine, elle a décidé de plonger dans l’industrie du jeu de société, un passe-temps qu’elle affectionnait depuis l’enfance. À la tête de son entreprise Filosofia, fondée en 2001, elle a traduit, distribué, dévéloppé ou produit des dizaines de jeu, dont plusieurs succès planétaires, tels Catan, Pandemic et Pandemic Legacy.
En 2016, elle a vendu sa compagnie au géant mondial de la distribution Asmodee. Un an plus tard, elle lançait un nouveau studio — Plan B — qui a publié les succès Azul, Century et Great Western Trail, entre autres. Cinq ans plus tard, elle vendait de nouveau cette entreprise florissante à Asmodee.
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Après deux années à la retraite, elle fonde maintenant une autre maison d’édition ludique, Final Score Games. Ces jours-ci, elle lance à travers le monde le jeu familial de stratégie abstraite Ink, un puzzle dont le thème original s’inspire du dessin à l’encre.
Rare entrevue avec une passionnée des jeux… et des affaires.
QUESTION Mme Gravel, on vous croyait à la retraite!
RÉPONSE Je l’étais! Je suis allée me reposer pendant trois mois au bord de la mer, en Bretagne. Les deux premières semaines, c’était chouette. Après, je me suis dit que j’étais peut-être un peu jeune pour tout arrêter.
Q Qu’est-ce qui vous a ramenée dans la partie?
R C’était l’envie de créer un studio à taille humaine, auprès de ceux avec qui je travaille depuis des années [Martin Bouchard et l’illustrateur Chris Quilliams]. On avait cette envie de travailler ensemble, de voir si on était encore capables de se surprendre, mais dans une plus petite structure. Fini les dizaines d’employés dans des bureaux en Allemagne, en France, aux États-Unis.
Q Comment a débuté votre parcours dans le monde du jeu?
R L’aventure a commencé en 2001. J’aimais les jeux de stratégie et j’étais sûre que plus de gens si intéresseraient s’ils les découvraient. Alors, un projet d’entreprise dans ce domaine m’allumait. J’ai donc approché des éditeurs français, d’abord pour importer des jeux à distribuer au Québec.
Q Avez-vous vite connu du succès?
R J’ai commencé la distribution magasin par magasin, une boîte sous le bras. Je présentais Catan, mais les boutiques me répondaient que c’était trop compliqué. [Ce classique moderne s’est depuis écoulé à plus de 40 millions d’exemplaires.]
La première année, j’en ai vendu 100 copies au Québec. La deuxième année, c’était 100 par mois. Quand on a commencé à en faire l’édition en 2006, on dépassait les 50 000 par année au Québec, en France, en Belgique, en Suisse.
On a eu beaucoup de chance d’arriver dans cette industrie au moment où il y avait un engouement. Aujourd’hui, le paysage québécois a complètement changé, avec des éditeurs à succès et plusieurs distributeurs.
Q Vivons-nous l’âge d’or des jeux, selon vous?
R En fait, je pense que l’âge d’or est derrière nous. On est déjà rendu à l’ère de la saturation, au niveau mondial comme au Québec. Les jeux n’ont plus de frontières grâce aux distributions internationales, au [sociofinancement] et à la naissance d’une foule de petits éditeurs. Du coup, l’offre est devenue beaucoup plus grande que la demande.
Essayer de se tailler une place sur le marché est devenu très difficile. En boutique, il peut arriver 25 nouveautés par semaine. Comment voulez-vous que les magasins aient le temps d’y jouer et de les mettre de l’avant pour les clients, sachant qu’il y en aura 25 autres la semaine suivante?
Q Quelle est la solution, selon vous?
R Je n’ai pas la prétention d’être en possession de la vérité. Comme on pense qu’il y a trop de jeux, continuer d’en rajouter ne sert à rien. La conclusion à laquelle on arrive, c’est que le monde n’a pas besoin d’un autre bon jeu.
Cela dit, le marché a encore de la place pour un jeu exceptionnel, comme il y a de la place pour des romans et des films exceptionnels. Bref, un jeu ne peut plus se contenter de juste être bon.

Q Ce sera la façon de faire de votre nouveau studio?
R On a choisi de réduire beaucoup pour ne faire qu’un jeu par année. Parmi tous ceux qu’on teste, on prend celui qui a des qualités exceptionnelles et on met tout dedans. On pense que c’est ainsi qu’on aura la chance d’être entendus à travers le bruit de tous les jeux qui sortent.
Q En quoi Ink est-il pour vous un jeu exceptionnel?
R Ink a cette élégance de mécanique simple, épurée jusqu’à son point de bascule. Il peut être joué autant par des joueurs occasionnels que par des habitués. Son mélange d’objectifs fait qu’aucune partie ne ressemble à une autre. Chaque fois, il faut trouver une façon de maximiser l’enchaînement de nos actions. C’est ce qui m’a fascinée.

En plus, le concept est magique. Ç’aurait pu n’être que des chiffres et des cubes, mais on a réussi à y donner un visuel assez unique, avec les splashs de couleur et les petits encriers de plastique.
Q En toute modestie, avez-vous le sentiment d’avoir contribué par votre carrière à l’essor du jeu?
R Je n’ai pas du tout ce regard sur notre parcours. Mon sentiment, c’est que je suis montée à bord d’un train quand j’en avais envie. J’ai pu faire un très long voyage à travers un paysage extraordinaire, mais je n’ai pas d’autre prétention. Si on parlait plutôt de surf, je dirais que j’ai eu la chance d’embarquer sur la planche quand la vague a commencé à se créer.
Q Quels projets vous attendent?
R Je ne peux rien dire pour la simple raison que je n’en sais rien. Ink vient tout juste d’être lancé. On l’accompagne comme un enfant qu’on tient par la main, on le présente partout.
Il n’y a même pas de projet dans nos cartons. On continue de tester plein de choses, mais ce serait mentir de vous dire qu’on travaille déjà sur un nouveau jeu.
Q Vous persistez dans le plaisir de faire moins, mais mieux.
R Quand on a commencé, on disait à la blague — même si on le souhaitait pour vrai — qu’on espérait faire une petite contribution au bonheur mondial. Rendre les gens heureux l’espace d’une partie pour qu’ils oublient leurs soucis, la maladie et les conflits, à vivre de vrais moments de communication et de rires autour de la table. Voilà!

À savoir
- Ink
- Pour 1 à 4 joueurs
- Niveau: débutant-intermédiaire
- Âge: 8 ans et plus
- Durée: 30 à 45 minutes
- Prix: 57 $
- Concepteur: Kasper Lapp
- Illustrateur: Chris Quilliams
- Éditeur: Final Score Games
Avez-vous déjà joué à des jeux de société développés par Sophie Gravel, publiés par Filosofia, Plan B ou Final Score? Partagez vos expériences et vos impressions dans la section des commentaires au bas de cet article.
Notes: des passages de cette entrevue ont été édités et ordonnés pour des raisons de langue, de clarté et de concision, ainsi que pour cadrer dans un format d’article questions-réponses. Une copie de ce jeu a été fournie gracieusement pour notre test par le distributeur asmodee Canada, qui n’a reçu ni exercé aucun droit de regard sur le contenu de cet article journalistique.
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