D’abord, la «téléjustice» est là pour de bon, gracieuseté de la pandémie. Le système est implanté dans 37 palais sur 42 et offre son lot d’avantages: elle dépanne une poignée d’avocats et réduit considérablement le transport de prisonniers.
Mais cette avancée fait aussi grincer des dents plusieurs acteurs du milieu judiciaire.
Les détenus sont apparus à l’écran devant un juge plus de 80 000 fois l’an dernier. «Ces changements technologiques, qui étaient déjà prévus à moyen terme pour le système judiciaire, se sont produits plus rapidement que ce qui était prévu», souligne Cathy Chenard, du ministère de la Justice (MJQ).
Parmi les points positifs, on note l’efficience des activités judiciaires, la fluidité des audiences et la diminution des retards causés par le transport. La visioconférence a surtout réduit l’affluence dans les palais de justice, limitant ainsi les problèmes de sécurité, indique Mme Chénard.
Le ministère est catégorique, ce déploiement technologique prendra encore plus d’ampleur au cours des prochaines années, «une avenue incontournable à la modernisation des processus judiciaires en matière criminelle et pénale».
Les points négatifs maintenant.
Faire plus avec moins
Dans les couloirs du palais de justice de Québec, il n’est pas rare de voir les avocats «chercher» leurs clients. Ils sont scotchés à leur cellulaire, en attendant les appels.
Les agents correctionnels sont débordés, ils répètent être en manque d’effectifs depuis des mois.
Quand tous les détenus étaient amenés systématiquement au palais de justice, les avocats pouvaient rencontrer leurs clients dans les parloirs du quartier cellulaire. Maintenant, ils doivent privilégier les visites en prison ou les téléphones; deux choses qui dépendent de la disponibilité des agents correctionnels. Et ces tâches se retrouvent souvent à la fin de la liste des priorités, en détention.
Une vingtaine d’agents peuvent accompagner les détenus dans les palais de justice. Malgré la téléjustice, la présence des détenus s’avère obligatoire pour certaines procédures plus importantes.
Six à sept agents de plus sont ensuite monopolisés pour le même travail, mais en direct de la prison. Ils doivent assurer les va-et-vient des détenus et assister aux comparutions à distance, pour être à l’affut des demandes des juges.
«On n’a pas les moyens de nos ambitions. On n’est pas contre la visio, mais on n’a pas les effectifs.»
—  Mathieu Lavoie, président du syndicat des agents correctionnels.
Pour M. Lavoie, c’est toujours la même chanson: faire plus avec moins. Ce désir de conserver et même augmenter le nombre de visiocomparutions crée une pression supplémentaire sur le personnel.
«On a toujours dit au ministère: on devrait mettre la pédale douce le temps qu’on ait le monde en place. On a proposé des solutions innovantes avec les visios. Rien n’empêche de les faire dans les palais. On pourrait installer des systèmes de visio dans les pavillons cellulaires», insiste le président du syndicat.
«Ça ferait une diminution de l’impact sur le staff. Pour nous, c’est gagnant et ça ne cause pas de coûts additionnels», maintient M. Lavoie.
Les agents qui assurent les comparutions par visioconférence sont donc retirés de leurs tâches habituelles, ce qui rend parfois impossible la tenue des activités des détenus, par exemple. Et ces situations entraînent la grogne de tous les prisonniers.
«Le ministère sait tout ça. Mais il garde ses œillères, même si ça crée des impacts chez les agents. C’est un peu une mentalité qu’on ressent depuis 18 mois, pour tous les problèmes.»
—  Mathieu Lavoie, président du syndicat des agents correctionnels
Le syndicat a l’impression que le ministère s’entête à conserver son idée, même si elle n’est pas bonne. «Il y a un entêtement à vouloir avoir raison. Et ils ne sont même pas sur le terrain. Les décisions sont prises par les gens de bureaux, sans réfléchir aux impacts.»
Le ministère de la Sécurité publique (MSP) se dit «conscient que la tenue simultanée de comparutions en personne et en visiocomparution peut susciter certains défis opérationnels». Mais il estime que le recours maximal à la téléjustice résoudra les problèmes.
Pour les avocats de défense, d’une part ils se réjouissent de la flexibilité de leur travail avec les écrans. De l’autre, ils redoutent un manque de proximité avec leurs clients.
Des coûts
Le MSP est déterminé à privilégier — lorsque cela est possible — l’utilisation de la visioconférence «afin de limiter les déplacements des détenus dans les palais de justice», souligne Louise Quintin, porte-parole du MSP.
En comparant les données de l’année 2017-2018 à l’année 2023-2024, le ministère de la Sécurité publique remarque une diminution des transports de détenus de 71 %, ce qui représente une baisse de dépense de 25 % — environ 1,3 million de dollars.
Jusqu’à maintenant, le coût approximatif d’acquisitions des équipements de visioconférence pour assurer les comparutions ou audiences partout dans la province est de 2 millions, pour les 18 établissements de détention.
La MSP est aussi d’avis que la visioconférence «permet la réduction des opérations carcérales» comme les fouilles corporelles ainsi que des risques liés au déplacement des personnes incarcérées. Cette affirmation fait sourciller le syndicat des agents, comme la mesure engendre une panoplie de difficultés opérationnelles qui «efface» les avantages.
«La visiocomparution contribue à la sécurité de la population parce que les personnes incarcérées n’ont plus à quitter l’établissement de détention pour comparaître et s’inscrit également dans une perspective de développement durable par la réduction des émissions de gaz à effet de serre liées à l’utilisation des fourgons cellulaires pour les déplacements extérieurs», exprime Mme Quintin.
La diminution des transports de détenus est considérable. Avant la pandémie, on comptabilisait environ 75 000 transferts par année. En 2024, à peine 20 000 détenus ont été déplacés. Ce chiffre est un bon indicateur de la nouvelle réalité.
Qu’en dit la magistrature?
Les règles sont claires, la décision d’ordonner la présence des détenus dans les palais de justice ou non revient à la magistrature. Et chaque juge est responsable de sa salle et de ses dossiers.
Il suffit d’une journée où la technologie ne coopère pas pour retarder une multitude de dossiers. La visioconférence entraine plusieurs inconvénients pour les juges, mais peut à l’inverse faire gagner beaucoup de temps.
Avant la pandémie, on déplaçait un détenu pour une comparution de quelques secondes, le temps de remettre le dossier à une date ultérieure. Ces courts passages au tribunal se déroulent presque tous par visioconférence, aujourd’hui.
Les juges préfèrent nettement que les détenus soient dans leur salle, du moins, pour des étapes importantes de leur processus judiciaire. C’est le sentiment que Le Soleil a pu observer au cours des derniers mois. Cette observation est partagée par les agents correctionnels.
D’une part, on veut revenir à la proximité d’avant avec les détenus, de l’autre, on veut prioriser la téléjustice. Les avocats comme les agents correctionnels estiment qu’il doit y avoir un juste milieu.
Le bureau de la magistrature n’a pu répondre aux questions du Soleil sur le sujet, notamment en raison du devoir de réserve des juges qui les empêche d’exprimer des opinions.
Pour les agents correctionnels et les avocats de défense, par exemple, il faudrait que les conditions de détention s’améliorent pour que la téléjustice atteigne son plein potentiel de satisfaction.
Du côté des procureurs, le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) se dit «favorable à toute mesure de nature à faciliter le passage des personnes victimes et des personnes accusées dans le système de justice».
Lire l’article original ici.