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Le dérèglement actuel plonge ses racines dans la vulnérabilité historique de la presse. Depuis plus de vingt ans, elle survit grâce aux subventions, aux exonérations fiscales, aux conventions publiques : un mécanisme pensé pour protéger, devenu instrument de contrôle. Le marché publicitaire, trop étroit, n’offre aucune respiration durable. Dans ce contexte, chaque rédaction se trouve placée sous une dépendance qui ouvre grand la porte aux pressions politiques. Ce pouvoir s’exerce sans bruit. Il suffit de retirer une campagne, de suspendre une convention, d’étouffer un contrat. L’indépendance recule sans déclaration, mais avec une précision implacable.
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Sous Wade et Macky Sall, ce jeu existait déjà , même si la confrontation restait plus prévisible. Aujourd’hui, le pouvoir PASTEF pousse la logique à son terme. La presse indépendante ne se heurte plus seulement à des obstacles administratifs, mais à une volonté affirmée de réduire son influence. Désormais, les règles ne changent plus au grand jour. Elles se dissipent. L’incertitude prend la place du droit. Les rédactions s’interrogent sur ce qu’elles peuvent publier sans risquer leur avenir. Cette autocensure, subtile, agit comme une lame. Elle coupe l’investigation à la racine, vide le débat de sa substance et prive les citoyens de l’information qu’ils méritent.
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Les cas du Groupe Futurs Médias, de D-Media et de 7TV l’illustrent. Dès les premiers mois du régime PASTEF, conventions interrompues, chroniqueurs visés, pressions répétées, sans cadre clair. La méthode se passe d’explication. Elle frappe, puis se retire. Le message se comprend sans commentaire : se tenir loin, ou payer le prix. À l’inverse, quelques organes qui adoptèrent un ton plus accommodant furent épargnés. Ce contraste suffit à dessiner la carte des loyautés. Le paysage médiatique n’obéit plus au rythme de la réflexion, mais à celui de la crainte. Dans ce système, l’indépendance devient solitude. Dire vrai revient à s’isoler du pouvoir.
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La répression ne se limite pas à des pressions économiques. Elle prend la forme de sanctions silencieuses. Une chaîne critique perd sa fréquence. Une autre, trop audacieuse, subit un contrôle fiscal soudain. D’autres encore voient leurs contrats suspendus sans explication. Ce pouvoir agit sans annonce, sans procédure transparente. La norme n’est plus écrite : elle se devine. Chaque rédaction doit l’interpréter pour éviter l’abîme. Dans cette obscurité méthodique, les enquêtes s’éteignent. Les dossiers les plus sensibles disparaissent. La presse se replie sur l’actualité brève, sans lecture profonde. Le pouvoir se réjouit de voir la critique perdre son souffle. Le citoyen, lui, perd son droit à comprendre.
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L’affaire TFM/7TV confirme la dérive. À la suite d’une interview, le signal se coupe brusquement. Aucun décret, aucun communiqué. Juste une disparition nette. Le gouvernement évoque un incident technique et le pays comprend qu’il s’agit d’une sanction. L’infrastructure se transforme en instrument politique. Le pouvoir ne censure pas ; il réduit l’accès. Il n’interdit pas ; il retire le micro. Ce geste condense toute la méthode PASTEF : agir dans l’ombre, laisser les conséquences parler. À l’international, le Sénégal chute dans les classements consacrés à la liberté de la presse. Ce recul n’est pas une surprise : il traduit une volonté.
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La tragédie tient au fait que ce durcissement surgit dans un pays dont la culture célèbre la parole comme fondement du vivre-ensemble. Le Sénégal sait discuter, contester, confronter les visions. Les familles, les cercles, les mosquées, les campus ont bâti une tradition de débat qui a souvent permis d’éviter le pire. Aujourd’hui, cette tradition se heurte à un pouvoir qui renonce à l’écoute. PASTEF se parle à lui-même et la société observe et s’inquiète. Ce fossé ne relève pas seulement d’un désaccord politique ; il annonce une fracture plus profonde : la rupture entre la parole et la décision.
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Pourtant, l’avenir ne se résume pas à l’étouffement. Des rédactions inventent des modèles plus libres : abonnements citoyens, plateformes numériques, alliances internationales, réseaux de solidarité. Elles refusent de s’agenouiller. Leur combat dit une vérité essentielle : aucune nation ne demeure debout sans une presse qui parle sans peur. On peut retirer des contrats, bloquer des comptes, interrompre une fréquence. On ne retire pas à un peuple sa soif de vérité.Â
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Un pouvoir qui craint la presse montre sa faiblesse. La critique n’affaiblit pas l’État ; elle le purifie. Aujourd’hui, défendre la presse revient à défendre la démocratie elle-même. Si le pouvoir persiste à ne parler qu’à lui-même, il découvrira qu’un monologue ne gouverne rien : il n’exprime que l’inquiétude d’un régime qui ne se sait plus légitime.
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Dr Abdourahmane Ba
Consultant en Développement InternationalÂ
Expert en Évidence, Management et Stratégie de Développement
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